SANCTUAIRE (Grèce hellénistique et Rome antique)

SANCTUAIRE (Grèce hellénistique et Rome antique)
SANCTUAIRE (Grèce hellénistique et Rome antique)

Les vestiges les plus suggestifs qui émergent aujourd’hui des grands sites archéologiques sont souvent des temples. D’Athènes à Pergame, de Nîmes à Agrigente, c’est d’abord vers eux que le voyageur oriente ses pas. Mais que comprenons-nous, par-delà les appréciations esthétiques ou techniques, de ces structures souvent ruinées ou isolées de leur contexte? Il est difficile, dans l’état où nous les trouvons, et plus encore en raison de la distance qui nous sépare des hommes pour lesquels elles ont été construites, de saisir leur aspect véritable et leur fonction précise. Nous avons quelque peine à imaginer qu’en de telles constructions les colonnes et les volumes, les espaces et les circuits sont tributaires de rites constitutifs et d’impératifs religieux. Aussi importe-t-il, pour leur rendre vie, d’analyser sans jamais les dissocier les architectures et les liturgies.

1. Temples et sanctuaires à l’époque hellénistique et dans le monde romain

L’époque hellénistique

Au cours des trois siècles qui séparent la mort d’Alexandre du début du Principat augustéen (323-27 av. J.-C.), l’essor du système monarchique en Grèce et en Asie Mineure, qui consacre la disparition des vieilles unités poliades (centrées sur les villes), la circulation accrue des hommes, des idées et des formes à travers toute la Méditerranée, le développement de la réflexion philosophique, qui favorise dans les groupes dirigeants la diffusion de l’agnosticisme ou de l’indifférence à l’égard des cultes traditionnels, la popularité croissante des oracles auprès de la masse du peuple composée de sujets et non plus de citoyens sont les facteurs ou les résultantes d’une profonde mutation sociale et culturelle, dont on conçoit sans peine que les conséquences sur la conception même des espaces et des monuments religieux seront décisives.

L’évolution des formes

Sans introduire de rupture véritable avec la fin de la période classique, les principales tendances de l’époque hellénistique dans les domaines formel, fonctionnel et urbanistique peuvent se définir ainsi: du point de vue de la morphologie, d’abord, c’est, en premier lieu, une désaffection très nette à l’égard des grands temples périptères, qui constituaient depuis la période archaïque la création la plus durable et la plus spécifique de l’architecture grecque. Si l’on construit encore au IVe siècle des édifices de ce genre, soit en milieu urbain, comme le temple d’Athéna à Priène, soit dans les grands sanctuaires panhelléniques comme à l’Artémision d’Éphèse, les nouvelles fondations se font beaucoup plus rares aux IIIe et IIe siècles avant J.-C.; elles s’expliquent en général par une recherche éclectique et archaïsante, ou par le désir d’intégration dans une tradition cultuelle ancienne, comme on l’observe aux Asklépiéia de Messène ou du Cos, pour lesquels le grand temple d’Épidaure représentait une référence obligée. Mais il s’agit d’exceptions peu significatives. La décadence irréversible du modèle classique est due pour l’essentiel à ce qui faisait jadis son prestige: d’une part son autonomie plastique, qui le désigne comme une entité monumentale à vocation dominatrice; d’autre part la rigueur de son ordonnance qui enferme la moindre de ses composantes dans un ensemble clos infrangible. Ces cadres trop rigides doivent être brisés pour permettre l’insertion des édifices dans des compositions plus complexes, mais aussi plus souplement articulées.

La seconde tendance, qui n’est qu’en apparence contradictoire avec la précédente, consiste à envisager désormais les temples comme des constructions auxquelles s’appliquent, plus qu’à aucune autre, des normes formelles rigoureuses. Certes, la création du système modulaire défini par le terme aristotélicien de symmetria , et qui exige, à l’intérieur d’un même édifice, l’établissement de relations arithmétiques simples entre chacune des parties, et entre les parties et le tout, s’avère bien antérieure à la fin du IVe siècle. Mais c’est précisément à la charnière du IVe et du IIIe siècle que l’essor des recherches théoriques tend à considérer les différents ordres architecturaux selon un point de vue strictement modulaire, indépendamment de leur adéquation à telle ou telle divinité. Cette démarche entraîne inévitablement un refus progressif du dorique au profit de l’ionique: le premier souffre en effet d’une tare originelle, que l’on appelle le conflit des angles, et qui tient à la différence de largeur entre le triglyphe de la frise et le linteau de l’architrave, dès lors que celle-ci n’est plus en bois mais en pierre; pour maintenir une alternance satisfaisante entre les triglyphes et les métopes, il faut ou bien diminuer les entraxes des colonnes extrêmes, ou bien accroître la largeur des dernières métopes de la façade, irrégularités de toute façon inadmissibles aux yeux des théoriciens de la perfection modulaire. Le plus vénérable des ordres grecs, le dorique, mourra donc d’une aporie rythmique: rien ne montre mieux la prééminence des problèmes esthétiques. L’effort des architectes hellénistiques se porte en réalité vers la définition de nouvelles formules, qui, tout en préservant – voire en augmentant – la rigueur des relations proportionnelles, soient capables d’une plus grande souplesse typologique et structurelle. La première des contraintes à éliminer était celle qui liait indissolublement le sanctuaire lui-même – naos en grec, cella en latin – à sa colonnade de façade ou d’encadrement. Ce n’est assurément pas le fait du hasard si le créateur le plus représentatif de son temps, Hermogénès d’Alabanda (ou de Priène), a su à la fois codifier le rythme dit eustyle en introduisant de savantes modulations dans les entrecolonnements de la péristatis (colonnade périphérique), et créer, ou du moins définir, sur le plan théorique le temple pseudodiptère, qui établit autour du naos un portique beaucoup plus large que les anciens déambulatoires à une ou deux séries de colonnes (périptères ou diptères). La colonnade périphérique se trouve dès lors libérée par rapport à la cella, dont elle ne se contente plus de souligner plastiquement le volume; elle devient une structure indépendante, à l’intérieur de laquelle le naos et ses annexes (pronaos et opisthodome) peuvent à leur tour présenter de nombreuses variantes. Le temple d’Artémis à Magnésie du Méandre constitue le manifeste architectural de cette innovation. D’autres édifices suivront très vite, tels le temple d’Apollon à Alabanda et l’Hékatéion de Lagina, ou, plus tard, le temple de Rome et Auguste à Ankara et, en pleine période impériale, le temple de Zeus à Aizanoi.

Inversement, mais dans un esprit tout à fait comparable, se multiplient à la même époque des édifices cultuels où la maison de la divinité se réduit à un écrin sans colonnade périphérique, simple naos ou même naiskos (petit temple), dont seule la façade est animée par des supports libres, situés devant les antes de la cella, ou entre celles-ci. Cette catégorie très diversifiée est l’une des plus vivantes de l’architecture religieuse hellénistique; elle constitue la formule la plus fréquemment attestée. Citons seulement la chapelle prostyle de Despoina à Lykosoura, celle d’Isis à Dèlos, le naiskos Lambda de Dodone, le Pythion de Gortyne. Le petit temple de Zeus Sosipolis sur l’agora de Magnésie du Méandre, attribué lui aussi à Hermogénès, présente un aspect modulaire particulièrement soigné. D’autres possèdent des colonnes engagées sur une partie de leur façade ou sur leur périphérie, comme le naiskos situé près d’Hagios Phocas à Rhodes, ou le temple L d’Épidaure. Ce dernier, prostyle ionique, garde des dimensions relativement modestes, puisqu’il n’excède pas, au niveau du stylobate, 13,50 m 憐 7,40 m; mais dans l’ensemble la formule pseudopériptère, dont les développements dans l’architecture italique et romaine seront si nombreux (songeons au temple ionique du forum Boarium de Rome, ou à la Maison carrée de Nîmes), reste en milieu oriental assez peu exploitée.

On comprend que dans le même temps les recherches sur l’ornementation interne des salles cultuelles, liées à des préoccupations plus liturgiques que formelles, cessent de progresser. Malgré les acquis de la fin de la période classique, où les «ordres intérieurs», c’est-à-dire les colonnades libres ou engagées rythmant les murs de la cella et encadrant la statue de la divinité, avaient donné un sens nouveau à l’espace processionnel, comme à Bassae ou à Tégée, rien d’important ne s’accomplit en ce domaine pendant les trois siècles hellénistiques. Il faut attendre la Rome augustéenne pour que reprenne la réflexion, et que de nouvelles formes de décors internes soient expérimentées, comme au temple d’Apollon dit Sosianus.

Le décor extérieur en revanche – et le contraste est caractéristique de l’esprit avec lequel on aborde le problème religieux – tend à se compliquer et à se charger: les bases des colonnes, les socles des murs, les frises, les corniches se couvrent volontiers de motifs ornementaux ou narratifs. Mais le caractère souvent peu soigné de ces compositions – grande frise de l’Artémision de Magnésie –, leur inachèvement – moulures du temple oraculaire de Didymes –, ou leur gratuité – denticules des rampants du fronton du petit temple de Zeus à Magnésie – témoignent d’une dégradation certaine de la qualité des réalisateurs, ou d’un décalage entre une conception ambitieuse et les moyens réels dont disposent les commanditaires. Si le «style riche», qui avait triomphé jadis au Parthénon ou plus tard à la Tholos d’Épidaure, sert visiblement de modèle, c’est un modèle qui, à bien des égards, est devenu inaccessible.

La fonction oraculaire

Il est permis de se demander quelles innovations fonctionnelles peuvent avoir vu le jour dans un milieu aussi exclusivement préoccupé de problèmes formels. Ce serait méconnaître l’un des aspects de l’architecture religieuse de cette période, ce qu’on pourrait appeler sa dimension oraculaire. L’action concertée des défenseurs de la religion traditionnelle et de tous ceux, nombreux, qui avaient un intérêt politique ou économique à la survie des grands sanctuaires de pèlerinage, a suscité des créations étonnantes où toutes les ressources de la nouvelle architecture furent mises à contribution pour engendrer rationnellement, si l’on peut dire, le sentiment de la transcendance. L’illustration la plus remarquable en est le complexe apollinien de Didymes près de Milet, dont la reconstruction complète ne fut pas entreprise avant 300. Il revêt extérieurement la forme d’un immense temple diptère de plus de 100 mètres de long, élevé sur un emmarchement périphérique (une «crépis») de sept degrés, qui dépasse à lui seul 3 mètres de haut. Un large escalier de façade conduit à un pronaos où l’on chemine entre vingt énormes fûts de colonnes qui évoquent une forêt mystique, mais la salle hypostyle qui se trouve sur l’axe de la progression est inaccessible de l’extérieur: située à un niveau beaucoup plus élevé, elle ne présente vers le pronaos qu’une porte béante, dite des apparitions, vertigineusement ouverte sur le vide. Deux étroits couloirs latéraux conduisent en fait, en deux volées obscures d’escaliers fort raides, vers l’«adyton», la partie secrète du sanctuaire, qui n’est autre qu’une cour vaste comme une place, mais profondément enterrée, et cernée de murs fort élevés dont les pilastres engagés semblent soutenir la voûte céleste. Au fond de cette cour s’ouvre le naiskos, petit temple prostyle où Apollon rend ses oracles. Seul le pèlerin qui est entré en contact avec le dieu peut gagner, si les prêtres l’y autorisent, la salle hypostyle tout à l’heure inaccessible, au moyen d’un gigantesque escalier qui lui procure temporairement l’impression qu’il est devenu «plus grand parce qu’il a vu Apollon», selon le mot du poète alexandrin Callimaque.

Le changement d’échelle, les ruptures de niveau, les oppositions axiales concourent à désorienter le visiteur ou le fidèle: l’architecture est ici au service d’un parcours quasi initiatique. Seul peut-être le sanctuaire, apollinien lui aussi, mais un peu plus tardif, de Claros, présentait des structures comparables, plus ingénieuses sinon plus impressionnantes.

Les mêmes moyens, mais utilisés à d’autres fins, se décèlent dans les grands ensembles de Cos ou de Lindos de Rhodes. Ces sanctuaires dits à terrasses ont été longtemps considérés comme les créations les plus représentatives de la période hellénistique; elles ont été remises récemment à leur place, importante certes, mais relativement peu significative puisqu’on peut trouver à ce genre d’architecture composée, qui tire le meilleur parti du relief, de nombreux antécédents. Les expériences de l’urbanisme de la fin de la période classique à la périphérie du monde grec, et particulièrement celles qui furent réalisées dans la ville de Mausole, Halicarnasse, sont ici reprises sur un registre exclusivement religieux. La véritable innovation tient en ceci que les terrasses s’y ouvrent perpendiculairement à l’axe de progression, et que le visiteur découvre ainsi, de niveau en niveau, des plates-formes beaucoup plus vastes que ne le laissait supposer la vision qu’il avait eue de l’ensemble depuis le bas. Une série d’écrans sertit d’autre part les points de vue et les oriente efficacement: signalons seulement les huit colonnes sous entablement mais sans mur de fond, qui découpent la perspective ascendante au centre du portique inférieur du sanctuaire de Lindos. Il y a là une série de recherches dont les enseignements ne seront pas oubliés par la grande architecture d’Occident à l’époque impériale.

Le monde romain

Le «templum»

Tard venue dans le concert des nations hellénistiques, Rome s’y taille rapidement, par ses interventions militaires, une situation prépondérante. Dans sa phase d’hellénisation la plus intense, dès le début du IIe siècle avant J.-C., elle fait appel à des artistes qui, significativement, ne viennent pas de la Grèce propre, mais de l’Égée orientale, où se sont en effet déplacés, de Pergame à Rhodes, les grands centres créateurs. Le premier architecte grec de cette période dont nous ayons conservé le nom, originaire de Salamine de Chypre, appartenait en fait à l’école hermogénienne, et il construisit entre 146 et 143 avant J.-C., pour le compte de Q. Metellus Macedonicus, le premier temple marmoréen de l’Urbs , dans la zone du Circus Flaminius : c’était, comme on pouvait s’y attendre, un périptère ionique.

On ne saurait cependant réduire l’architecture de Rome et de ses colonies, fût-ce à la fin de la période républicaine, à celle d’une province du monde hellénistique. Les traditions religieuses d’origine italique et étrusque n’ont pas cessé d’orienter la création, après la découverte et l’importation des formes les plus élaborées de l’ionisme oriental. Si l’on ignore ce qu’est un templum et quelles règles définissent un espace comme sacré, on ne saurait comprendre les types d’édifices cultuels qui, même à l’époque impériale, continuent d’animer le paysage urbain de la métropole occidentale.

L’apparente équivalence entre le mot templum et celui qui, dans les langues romanes, désigne une construction religieuse, ne doit pas nous induire en erreur. Tout templum n’est pas coextensif à un temple; il ne définit pas davantage un sanctuaire conçu comme un téménos grec, même si les deux termes procèdent d’une même racine qui signifie couper, ou séparer. Inversement, certains temples ne sont pas des templa : c’est le cas de l’aedes Vestae , l’édifice rond dédié à Vesta. Enfin, si beaucoup de templa sont consacrés à une divinité, d’autres ne le sont pas, comme l’aire où se réunit le peuple pour élire ses magistrats (comitium ), la tribune aux harangues (rostra ), ou le siège du Sénat (curia ). Les templa les plus anciens sont en fait des quadrilatères dépourvus de toute construction, que les augures ont seulement définis par la parole, selon le rite de l’effatio ; orienté en fonction des points cardinaux, cet espace «inauguré», et subdivisé par des médianes généralement matérialisées au sol par des pieux ou des plots, était clos – saeptus – au moyen de palissades de bois; ses angles, qui pouvaient être des arbres, devaient être solidement fichés en terre. Ce locus effatus et saeptus représente, à Rome, l’espace sacralisé originel, et revêt les formes les plus diverses: l’une des plus archaïques sans doute est celle des templa minora , à laquelle appartient, entre autres, l’auguraculum . De tradition étrusque – on vient d’identifier celui de Marzabotto –, il marque l’endroit d’où l’augure pourra observer les auspicia urbana , et en particulier le vol des oiseaux, dans un espace céleste lui aussi rigoureusement circonscrit (et désigné également par le mot templum). Le champ visuel de l’auguraculum se confond en réalité avec la ville entière, qu’il domine quand cela est possible, depuis une éminence, initialement non incluse dans le pomerium . Nul obstacle ne doit entraver le regard de l’augure; aussi fera-t-on périodiquement démolir, à Rome, des monuments ou des immeubles construits sur des points hauts, comme la Velia ou le Caelius, afin de garder à l’espace augural de l’Arx (l’un des sommets de la colline du Capitole) l’intégralité de sa vue panoramique. Il en allait de même à Cosa (colonie romaine d’Étrurie méridionale) et à Bantia (actuelle Banzi, dans les Pouilles), où la trace archéologique de ces modestes structures (elles occupaient à l’ordinaire moins de 100 m2) a pu être retrouvée. L’organisation des grands autels monumentaux de l’époque impériale est directement calquée sur ce schéma: l’enclos marmoréen de l’Ara Pacis Augustae , le plus célèbre exemplaire de cette catégorie monumentale, construit entre 13 et 9 avant J.-C., constitue la pétrification somptueuse de la palissade de bois des templa minora ; il s’en distingue seulement par le fait qu’il possède deux portes au lieu d’une seule.

Le forum lui-même, lorsqu’il assume, à partir du milieu du IIe siècle avant J.-C., les fonctions électorales jusqu’ici localisées dans le comitium, devient à son tour un templum augurale ; d’abord entouré de pieux ou d’arbres, dont les vestiges ont été repérés à Rome et à Cosa, il est ensuite doté sur sa périphérie de portiques ou d’édifices à colonnade qui lui confèrent la dignité monumentale d’une agora grecque sans pour autant le dépouiller de son ancienne spécificité religieuse.

Le temple romain et les espaces qu’il domine

Les particularités impliquées dans la notion de templum ne sont pas sans conséquences sur l’organisation des temples proprement dits. D’abord de nombreux sanctuaires extra-urbains, particulièrement dans le Latium, semblent avoir eu pour origine un bois cultuel, un lucus , où l’on retrouve le rôle des arbres dans la définition des aires sacrées; la présence de plantations régulièrement disposées à proximité du temple de Gabies (si du moins on doit interpréter comme des caissons destinés à accueillir des arbres les trous quadrangulaires creusés dans le rocher) constitue sans doute l’un des développements de cette tradition. Mais surtout, à la différence du périptère grec, le temple romain se caractérise par une orientation et une axialité impérieuses, qui se traduisent dans l’importance structurelle accordée à sa façade et à son escalier d’accès. Élevé généralement sur un haut podium, l’édifice religieux peut être pourvu d’une plate-forme qui, devant la salle cultuelle (la cella), sert éventuellement à la prise des auspices. L’insertion dans un tissu urbain particulièrement dense de certains temples à cella dite barlongue, c’est-à-dire perpendiculaire à l’axe du pronaos qui, lui, se projette en avant, manifeste d’une façon exemplaire que ce type de monument est fait pour être appréhendé de face; le plan, gravé sur marbre, du temple des Dioscures du Circus Flaminius , au sud du champ de Mars à Rome, illustre bien cette situation: ce qui importe, c’est moins la silhouette de la construction et les relations organiques de ses composantes, que sa masse et son aptitude à dominer l’espace situé devant lui.

En général, cet espace comporte une aire sacrée dont le centre est l’autel sacrificiel, situé au pied de l’escalier du podium, face à la porte de la cella. C’est en fait de la relation visuelle qui s’établit entre le sacrificateur ou l’offrant devant la table d’autel, et la statue de culte, située au fond de la cella ou dans une abside ouverte sur l’axe de celle-ci, que naît le dialogue avec la divinité. Contrairement en effet aux églises, mosquées ou synagogues, les temples romains ne sont pas en eux-mêmes des lieux de convergence et de recueillement des fidèles. Rares sont les cérémonies qui, telles les «supplications», exigent de ceux-ci une présence effective dans le temple. Véritable habitation de la divinité titulaire (la statue de culte ne représente pas le dieu, elle est le dieu présent: praesens deus , comme le disent de nombreux textes), la cella, également peuplée de statues votives, est un lieu d’épiphanie permanente où ne pénètrent en principe que des desservants – du moins avant que les grands temples de Rome ne se transforment, dès la fin de l’époque républicaine, en des musées où s’accumulent les trésors d’art rapportés du monde grec.

Dans ce contexte, la réinterprétation des schémas hérités de l’hellénisme s’exprime sous des formes diverses, mais toujours dictées, même indirectement, par les exigences implicites de cette conception du sacré. On devine que les périptères complets n’auront guère de postérité à Rome, sauf sous les espèces de la tholos , ou temple rond; l’un des plus beaux représentants de ce type s’élève toujours sur le Forum Boarium : il s’agit d’une tholos corinthienne, construite initialement en marbre du Pentélique dans la dernière décennie du IIe siècle avant J.-C. Exceptionnel reste également l’immense périptère à double cella construit à l’initiative de l’empereur philhellène Hadrien, le temple de Vénus et Rome, qui domine à partir du début du IIe siècle de notre ère la vallée du Colisée.

La signification de l’ordre corinthien

Mais le rôle accordé aux colonnes ne cesse pour autant de croître dans les édifices cultuels de la fin de la République et de l’Empire. Paradoxalement, si la colonnade perd toute fonction structurelle en tant qu’élément périphérique, puisque les sanctuaires n’ont jamais été conçus à Rome pour posséder une ambulatio , c’est-à-dire, au sens propre, un déambulatoire, elle reste mimée, sous une forme libre ou engagée, sur les longs côtés des temples, et revêt une importance primordiale sur leur façade: les pseudopériptères (à colonnes engagées), les périptères sans posticum (à colonnes libres, mais butant sur une face postérieure amorphe) constituent à Rome, en Italie et dans les provinces occidentales les types les mieux représentés. Dès l’époque augustéenne, les façades des

grands sanctuaires impériaux au rythme très serré (pycnostyle) deviennent des points forts de la monumentalité, en raison de leur densité, de leur dimension verticale encore accrue par les hauts frontons, et de la sémantique très particulière qui s’attache dès lors à ces compositions: elles deviennent le symbole de la gravitas et de l’auctoritas , ces deux termes cardinaux du nouveau régime, qui tire sa légitimité de cautions divines précises, Apollon, Mars et Vénus. Ainsi s’explique que même une création aussi originale que le Panthéon, ce somptueux édifice circulaire construit sur le champ de Mars à l’époque d’Hadrien, ait eu besoin d’une façade traditionnelle à huit colonnes sous fronton pour revêtir la dignité d’un grand sanctuaire officiel.

Inséparable de l’ordonnance pycnostyle, le corinthien, qui n’avait jamais atteint en milieu grec à la dignité d’un ordre véritable, revêt désormais un aspect unitaire. Mis au point sous sa forme canonique à la fin de l’époque augustéenne, l’«ordre corinthien», avec ses chapiteaux au décor naturaliste, sa frise où règne souvent un riche rinceau d’acanthes, et ses corniches à modillons en double volute, devient la marque distinctive de l’architecture religieuse impériale et souligne par sa seule présence la sacralité de l’édifice dont il anime la façade.

Du point de vue, enfin, de leur insertion dans le paysage urbain, les temples ainsi conçus assument un rôle essentiel dans la définition et la hiérarchisation des espaces. Le téménos de type classique, où l’édifice cultuel s’élevait au centre d’un quadriportique, encore observable dans les fondations du IIe siècle avant J.-C. de la zone du Circus Flaminius, disparaît rapidement au profit de la place dominée à l’extrémité de son axe majeur par un temple qui s’avance en tout ou en partie sur son aire libre: c’est le type dit des fora impériaux, dont le schéma, mis au point dès la construction du forum de César, avec le temple de Venus Genetrix , connaîtra ensuite pendant près de trois siècles, à Rome et dans les principales villes de l’Empire, de multiples interprétations, liées le plus souvent au culte impérial. Conséquence de la spécialisation croissante des espaces publics, l’ouverture de ces places, le plus souvent isolées du contexte urbain par de hauts murs, et en tout cas interdites à toute circulation charretière, manifeste la séparation désormais irréversible des lieux où le pouvoir est mis en scène par une architecture de représentation, des aires traditionnellement réservées aux échanges économiques. Elles sont surtout le symbole de l’étroite imbrication du religieux et du politique. En cela, sous une forme différente, elles reprennent la très antique tradition des premiers fora républicains qui étaient eux-mêmes, comme nous le rappelions plus haut, des templa.

2. Sanctuaires et rituels à Rome

Membres de la cité, d’un collège ou d’une famille, les dieux des Romains résident sur terre, au milieu du peuple des humains. Selon leur statut, les sanctuaires qui leur servent de demeures sont construits par le peuple romain ou par des particuliers sur des terres publiques ou privées, et offrent le cadre de leur vie sociale. Noyau de la pratique religieuse, ces relations entre hommes et dieux sont régies par des «traditions rituelles» (ritus romanus , graecus , etc.), qui structurent, à côté d’autres impératifs formels, l’aménagement des espaces cultuels.

Avant d’étudier la distribution et la fonction des lieux du culte, il convient de faire deux remarques préliminaires. Qu’appelle-t-on, d’abord, un sanctuaire dans la Rome ancienne? D’un point de vue formel, un sanctuaire n’est pas nécessairement un bâtiment, ni d’ailleurs simplement un lieu ou un édifice occupés par une divinité. En effet, tout lieu public ou privé peut servir de sanctuaire, de lieu de culte, pour peu qu’il y ait des hommes pour célébrer les rites: souvent un espace purifié avec un autel permanent ou portatif suffit. Toutefois, reconnaître une présence divine, dresser un autel, une chapelle, un temple, et célébrer un culte ne revient pas pour autant à créer un lieu sacré. En termes romains, seuls sont sanctuaires les terrains ou bâtiments consacrés par un magistrat du peuple romain, ou à défaut, en vertu d’une loi, ou par ceux que le peuple a élus à cette fin. Si ces règles ne sont pas respectées, la consécration et la dédicace ne sont pas valables, et on peut disposer librement de l’objet ou du lieu en question. Ainsi un autel, une chapelle et un lit sacré, dédiés en 120 avant notre ère par une vestale «sans l’ordre du peuple», furent détruits (Cicéron, Sur sa maison , LIII, 136 sqq.). Bien entendu, tant qu’un sanctuaire privé n’empiète pas sur les terres du peuple romain et n’engage que la communauté qui l’a aménagé et le patronne, qu’il s’agisse d’un collège professionnel, d’un groupe de militaires (voir le sanctuaire des sous-officiers à Osterburken, Bade Wurtemberg) ou d’une famille, sa dédicace est pleinement valable, à l’intérieur de ces limites, et la cité la cautionne comme telle.

Rites de fondation

Les premiers rituels dont un sanctuaire est le théâtre sont ceux de sa fondation, à commencer par les règles spatiales auxquelles il est soumis. En effet, un sanctuaire n’est pas élevé n’importe où. Comme les habitants de Rome, les dieux romains ne sont pas tout à fait égaux entre eux. Sans même parler de ceux qui, du haut du Capitole, gèrent et protègent la destinée du peuple romain, il y a les divinités considérées comme romaines «depuis toujours» (Jupiter, Junon, Minerve, Janus, Vesta...), et celles qui ont reçu le droit de cité à une date plus récente. Pour peu que leur fonction l’autorise, les dieux «anciens» établissent leur résidence principale dans la partie la plus intime de Rome, à l’intérieur du pomerium, limite archaïque englobant à la fin de la République l’aire comprise entre le forum, le Capitole, la vallée du Grand Cirque et le Tibre. Au-delà de cette ligne, rarement franchie sous la République par les divinités naturalisées, Cybèle par exemple, on trouve les nouveaux venus comme Apollon, Esculape, Hercule ou les dieux de l’Aventin, à côté de vieilles divinités comme Mars ou Vulcain qui ne peuvent être présentes qu’aux limites de l’espace habité. Les règles ont évolué sous l’Empire et sont devenues plus complexes puisque la ligne pomériale fut étendue à plusieurs reprises, au point d’englober des sanctuaires jadis exclus de la résidence privilégiée dans le premier cercle de la citoyenneté.

Les rites de fondation se déroulent une fois que la divinité a officiellement reçu un lot de terre et les moyens financiers pour aménager le templum avec ses édifices. Dans un premier temps, après la «définition», la «libération» du site (effatio et liberatio ), et éventuellement son orientation par les augures, un magistrat (ou un dédicant élu) procède à la constitutio (l’installation) du sanctuaire. Tacite en a laissé une description vivante dans les pages consacrées à la reconstruction du temple de Jupiter capitolin en 70 (Histoires , IV, 53). Après des aspersions d’eau, l’aire sacrée est purifiée par un suovétaurile (un verrat, un bélier et un taureau), qui en fait le tour avant d’être sacrifié à Mars. Puis le magistrat appelle l’assistance divine et touche les câbles servant à la mise en place de la première pierre, effectuée par le peuple, pendant que des offrandes en métal précieux sont jetées dans les fondations. Une fois l’édifice construit, le magistrat procède à la dédicace (dedicatio ), qui en fait une propriété définitivement divine. Les rites fondateurs ne sont évidemment pas quotidiens, mais, sous une forme mineure, ils sont couramment célébrés, chaque fois qu’un lieu sacré a été souillé, abîmé, foudroyé, ou qu’il doit supporter des travaux. En même temps, les sanctuaires reçoivent régulièrement des dons de la part du peuple romain, des magistrats ou des personnes qui les fréquentent. Qu’il s’agisse de simples ex-voto, de vaisselle cultuelle, d’autels, d’images divines et de leurs parures, de restaurations ou d’édifices entiers, tous ces dons entraînent des rites de dédicace, au point qu’il faut considérer ceux-ci comme les rites les plus courants des sanctuaires romains.

Au-delà de ces rites constitutifs, la vie liturgique des sanctuaires est multiforme. Elle consiste essentiellement en sacrifices offerts par des magistrats, des prêtres, et éventuellement des citoyens particuliers. Ces sacrifices animent quotidiennement les grands temples et sanctuaires. Étant donné la complexité, le nombre et la durée des sacrifices, certains lieux sacrés, comme les temples capitolins, sont utilisés sans interruption tous les jours, suivant un calendrier rituel fixe, complété par une série impressionnante de sacrifices circonstanciels. En revanche, d’autres temples urbains, suburbains ou extra-urbains ne sont fréquentés qu’à l’occasion de quelques fêtes. Ces disparités sont accrues par les rites propres à chaque culte. Néanmoins, en raison d’indéniables constantes, il est possible de tracer une image générale de l’occupation rituelle des lieux sacrés. Les sources privilégient le cas de Rome, et notamment les cultes publics de Rome, mais ceux-ci ont pu servir de modèles pour les sanctuaires privés autant que pour les temples publics des autres cités de l’Italie et de l’Empire, pour peu qu’ils appartiennent à des divinités du panthéon traditionnel romain.

Attributions rituelles des lieux sacrés

À côté des impératifs formels et esthétiques, ce sont des intentions rituelles et proprement religieuses qui déterminent la configuration et l’articulation des divers espaces d’un lieu sacré. Un sanctuaire comprend des aménagements spécifiques en vue des rituels, et des parties dont l’agencement paraît obéir à une intention religieuse plus large. Pour détecter les indices d’une finalité rituelle, les sources archéologiques sont d’un secours relatif, car les temples ou sanctuaires romains sont rarement fouillés et publiés entièrement, au point que beaucoup de plans donnent l’illusion que le culte était célébré dans la cella du sanctuaire. Or il est indéniable que les principaux rituels se déroulent à ciel ouvert, devant les temples et auprès de l’autel central. Cette règle n’empêche toutefois pas que certaines séquences de rites prennent place dans d’autres parties du sanctuaire, dans l’entrée, dans les portiques et même dans la cella du temple. La fonction des divers espaces sacrés dépend donc des rituels qui y sont célébrés, et la description d’un sacrifice illustrera leur rôle changeant.

Le sacrifice commence à l’extérieur de l’aire sacrée proprement dite. Avant l’ouverture du rite sacrificiel, les victimes y ont été choisies, nettoyées et décorées; les participants se sont eux aussi purifiés par une ablution près d’une fontaine, éventuellement dans les thermes. À cette fin, ils disposent souvent d’une fontaine placée près du porche, comme par exemple devant le sanctuaire de la Bona Dea à Ostie, ou bien de bains situés en marge de l’aire centrale (voir les bains du bois sacré de Diane à Némi, ceux du bois sacré des arvales à Rome [membres d’une confrérie restaurée par Auguste, qui célébrait un culte agraire], ou ceux du temple d’Hercule à Ostie). D’ailleurs, il semble que l’aménagement rituel de l’aire sacrée comprenait souvent un autre puits, sans doute parce qu’une nouvelle purification était requise pour pénétrer dans la cella du temple; d’ailleurs, les célébrants avaient généralement besoin d’eau tout au long des services religieux: en effet, ces puits se situent fréquemment au pied de la cella, comme par exemple à Osterburken, à Tarquinia (Ara della regina ) et déjà à Pyrgi (temple A).

Après ces activités préparatoires, une procession se rend de l’entrée du templum à l’autel. Les sanctuaires bien conservés laissent supposer que la procession sacrificielle empruntait une voie spécifique, comme celle qui est attestée à Gabies, à Némi et à Osterburken. Il n’est pas audacieux de supposer qu’en milieu urbain, sur le forum romain par exemple, les cortèges empruntaient la vieille voie sacrée, à l’instar des augures. Arrivé près de l’autel, le cortège s’immobilise et les célébrants procèdent à l’«immolation» (c’est-à-dire à la consécration) de la victime, qui requiert la présence d’un foyer portatif à côté de l’autel. Ensuite, la victime, attachée à un anneau de fer fixé au pied de l’autel (comme par exemple dans le sanctuaire de Junon à Gabies), est abattue, ouverte et découpée. Nous ignorons pratiquement tout de ces opérations, mais il est certain que la découpe et notamment le traitement préliminaire des parts divines (la fressure, comprenant le foie, le péritoine, la vésicule biliaire, les poumons et le cœur) sont effectués à proximité de l’autel. La fressure est mise à bouillir ou à griller, suivant le type de victime, alors que les autres chairs de la victime reposent près de l’autel. Une fois la cuisson ou la grillade de la fressure arrivées à point, les célébrants versent la part divine dans le feu de l’autel. Rien ne les empêche d’offrir des parts de viande supplémentaires sur l’autel, ou bien dans la cella, sur une table placée devant l’image de la divinité. C’est ce qui se passe lors du sacrifice célébré par la confrérie des arvales où, une fois la fressure servie sur l’autel, les prêtres présentent des boulettes de foie (prélevé sur la fressure?) à la déesse Dia, sur la table dressée dans son temple.

L’exemple de Dea Dia montre d’ailleurs qu’une divinité ne banquette jamais seule, tout comme son sanctuaire n’est jamais réservé à elle seule. Aucun dieu du panthéon romain ne vit seul. Chacun accueille dans sa résidence les collègues divins qui lui rendent service dans le sanctuaire (par exemple les nymphes patronnant l’eau courante des fontaines) ou dans l’exercice de ses pouvoirs (divinités fonctionnelles proches). La demeure d’une divinité peut ainsi recevoir plusieurs statues, et l’aire de son temple accueille généralement plusieurs autels et même des chapelles secondaires. L’aire du templum d’Osterburken, qui est vraisemblablement dédié à Jupiter, comprend une trentaine d’autels de Jupiter associé à d’autres divinités et une chapelle dédiée à la déesse Candida. Dans le bois sacré de Diane à Némi se dresse un temple dédié à Isis et Bubastis, et le bois sacré de Dia, à Rome, a abrité plus d’une quinzaine d’autres divinités, disposant chacune d’un autel dit temporaire. Enfin, sous l’Empire, les bois sacrés de Diane à Némi ou de Dea Dia à Rome, et la plupart des autres sanctuaires, accueillent comme invités ou comme associés les empereurs divinisés et le génie du prince régnant.

Une fois faites les offrandes aux dieux, pour peu qu’il ne s’agisse pas d’un sacrifice aux dieux d’en bas (dont les victimes sont entièrement brûlées), les célébrants «profanent» par attouchement les chairs des victimes. Ces chairs représentent la part des hommes. Selon la liturgie, elles sont partagées et consommées sur place, ou vendues en boucherie aux simples citoyens (peut-être dans les boutiques du sanctuaire). En tout cas, une partie au moins des chairs est consommée sur place par les magistrats ou par les prêtres chargés du rituel, étant donné que sacrifier signifie pour les Romains banqueter avec les dieux. Ces banquets sont consommés sur des lits de table dressés sous les portiques, sur les aires ou dans les salles annexes des sanctuaires: c’est à cette fonction qu’a servi le triclinium flanquant le temple des Augustales , à Misène, récemment découvert. Les procès-verbaux des frères arvales et des dédicaces à Jupiter Dolichenus à Rome mentionnent les salles de banquet ; de nombreuses inscriptions précisent, par ailleurs, que les sanctuaires comprennent régulièrement une cuisine.

Toutes ces installations ne concernent évidemment que les rites communs à la plupart des cultes. Il va de soi que tout sanctuaire comporte des aménagements particuliers au service du dieu qui l’habite. Les divinités oraculaires ou guérisseuses disposent par exemple d’un puits des sorts, comme à Préneste, de portiques, où les consultants passent la nuit en attendant que la divinité leur apparaisse pendant leur sommeil, comme par exemple dans le «bâtiment allongé» de Lydney Park, dans le Gloucestershire, et bien sûr dans le fameux Asklépiéion de Pergame. Sans parler de l’agencement spécifique des temples patronnés par les dieux égyptiens, anatoliens ou syriens.

Les aménagements proprement rituels d’un sanctuaire sont fréquemment complétés par une aire réservée aux jeux sacrés. En milieu urbain, les jeux sont célébrés soit dans les bâtiments publics indépendants (comme le Grand Cirque, le théâtre de Marcellus, l’odéon de Domitien), soit dans des édifices temporaires dressés en marge du sanctuaire (par exemple les théâtres de bois de l’ère républicaine). L’association des cirques et des théâtres aux lieux sacrés est particulièrement visible dans les sanctuaires extra-urbains, où le templum est le plus souvent adjacent à un théâtre (à Némi, Gabies, Pietrabbondante...) ou à un cirque (bois sacré de Dea Dia, sanctuaire de la gens Julia à Bovillae).

Fonctions symboliques de l’espace

Au-delà des fonctions rituelles, des fins esthétiques et urbanistiques, l’articulation des divers espaces d’un sanctuaire obéit sans doute encore à d’autres règles religieuses. Dans une religion ritualiste comme celle des Romains, tout élément du culte, les gestes et paroles du rituel aussi bien que l’agencement même du lieu sacré participent à l’énonciation de représentations religieuses. En raison de sa riche documentation, un lieu saint comme le bois sacré de Dea Dia (La Magliana, Rome) livre quelques indications sur les énoncés religieux attachés à l’articulation des espaces cultuels et transmis par eux.

Trois secteurs bien définis du sanctuaire de La Magliana servent au culte: le bois sacré (lucus ) de la déesse, le Caesareum , espace consacré aux empereurs divinisés et au génie du prince régnant, ainsi qu’un secteur réservé aux pavillons (papiliones ) et au bain des prêtres. À proximité des deux derniers bâtiments est aménagé un cirque.

L’étude de divers rituels concernant le bois sacré montre que celui-ci ne peut être soumis à aucune violation et ne peut contenir ni corps ni végétal morts ou impurs. Conformément à la nature immortelle et céleste de sa propriétaire, le bois sacré doit rester à l’écart de la mort et de l’impureté. Avant de pénétrer dans ce bois pour y célébrer le sacrifice annuel, les prêtres offrent, d’autre part, des sacrifices expiatoires pour signaler à la déesse et lui demander d’excuser les travaux d’élagage symbolique accomplis au même instant. Ces rituels tendent à montrer qu’un bois sacré (étymologiquement «clairière», notamment «clairière destinée au culte») est un bois bien entretenu, mais non exploité, où l’homme ne pénètre qu’avec précaution et à des fins cultuelles. Ce bois comporte une clairière réservée au culte. Ainsi, le templum de Junon à Gabies contient sans doute un lucus, avec sa clairière: l’espace sur lequel est construit le sanctuaire de la déesse. Au fond, un bois sacré peut être défini comme un espace cultuel entouré d’arbres; ce n’est pas simplement un bois. D’ailleurs, on trouve parfois un lucus à l’intérieur d’un bois exploité (nemus ), comme à Némi, où le bois sacré de Diane désigne à proprement parler la terrasse du sanctuaire.

L’examen des rites célébrés au lucus de Dia, joint à celui des règlements d’autres bois sacrés, montre que l’on ne pénètre dans ces endroits qu’à des fins rituelles. Pour cette raison, beaucoup d’aires sacrées comportent des voies pavées, bien délimitées, et des portiques communiquant directement avec l’extérieur, comme à Gabies ou à Némi. Tout paraît suggérer qu’à l’exclusion des prêtres, des célébrants, du sénat (qui se réunissait à l’occasion dans la cella d’un temple), et de ceux qui en ont reçu l’autorisation expresse des prêtres, personne ne viole cet espace strictement «privé» de la divinité, au moins pendant la célébration du culte.

Construit en marge du bois sacré de Dia et consacré aux empereurs divinisés, le Caesareum n’est l’objet d’aucune restriction d’accès; il sert même de siège officiel aux prêtres, qui se réunissent devant les statues impériales pour les rites préliminaires et y retournent après le sacrifice, offert dans le bois sacré, pour consommer le banquet sacrificiel. On notera aussi que le collège d’Esculape et d’Hygie, à Rome, prend ses décrets au templum des empereurs divinisés (appelé également porticus diuorum ), dans la chapelle de Titus.

Enfin, le troisième secteur du sanctuaire de Dea Dia appartient aux prêtres eux-mêmes. Apparemment non consacré, il est réservé aux activités «privées», ou plutôt humaines, de ceux-ci: le repos entre les rituels et les soins du corps (bain, changements de costume). Le cirque, quant à lui, occupe une position intermédiaire proche de celle du Caesareum: séparé du bois sacré et ouvert à tous, il est néanmoins le siège de rites sacrificiels. Les trois espaces, le lucus, le Caesareum et le portique des prêtres, sont clairement hiérarchisés, en tout cas à l’époque impériale, puisqu’ils forment une suite de terrasses communicantes.

Ce type de plan, qui n’est pas sans parallèles, paraît traduire ou respecter la représentation traditionnelle de la pyramide des êtres. En bas, l’espace des hommes, plus haut, le Caesareum des empereurs divinisés, immortels et supérieurs aux hommes, mais proches de ceux-ci; enfin, au sommet, le bois sacré de la déesse, où les hommes pénètrent exceptionnellement, et où seuls d’autres dieux ou les empereurs divinisés peuvent élire résidence en tant qu’invités. Cette partition spatiale, très claire sur ce site extra-urbain, plus subtile dans les sanctuaires urbains, est en tous points homologue à la hiérarchie des êtres, telle qu’elle est transmise par la pensée et par le rituel des Anciens.

Les lieux sacrés, leur aménagement, les statuts et les rapports de leurs espaces sont manifestement des lieux privilégiés pour étudier et saisir le fonctionnement des religions traditionnelles du monde classique. Dans un système ritualiste sans dogmes révélés, des signes aussi massifs de la présence divine ne pouvaient pas demeurer muets: autant que les gestes et les paroles du rituel, les sanctuaires énonçaient des vérités sur le système du monde. Construits en vue du rituel, ils étaient eux-mêmes conçus comme un énoncé religieux qui s’offrait, avec les rituels, à la libre pensée exégétique des Romains. On devine sans difficulté le riche champ de possibilités ouvert aux maîtres de Rome pour instiller dans le faisceau des signes incitant à l’exégèse des nuances, qui faisaient de l’explication du monde la justification de leur propre pouvoir, sans porter atteinte au corpus des traditions les plus vénérables.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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